Fülöp Mihály

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Une mémoire éclipsée par la Guerre froide : le réglement de paix en Europe Paris, Les actes du colloque Les Identités européennes au XXé siécle : diversités, convergences et solidarités / La mémoire des guerres dans l'identité européenne, L'Institut Pierre Renouvin, 1999, 12 oldal.


Mih?ly FÜLÖP :

 

Une mémoire éclipsée par la Guerre froide: le rčglement de paix en Europe

I. La scission de l'identité européenne (1945-1947)

Le rčglement de paix en Europe demeure un document inachevé.  Aprčs la Deuxičme Guerre mondiale, les Grandes puissances élaborčrent des traités de paix de seconde importance avec l'Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Finlande.  Toutefois, les questions centrales demeurčrent en suspens -le traité de paix avec l'Allemagne et la situation des minorités en Europe centrale et du sud-est.  En 1947, l'alliance victorieuse se scinda en deux.  L'Allemagne et l'Europe furent divisées et deux alliances furent créées : l'alliance soviétique et l'OTAN.  Ainsi, toute conclusion du traité de paix avec l'Allemagne devint impossible.  Seuls les changements intervenus en 1989/1990 permirent la continuation du rčglement de paix en Europe.  L'URSS, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France réussirent ŕ conclure un rčglement final avec l'Allemagne le 12 septembre 1990  - au lieu d'un traité de paix officiel.  Une Allemagne unie et démocratique vit le jour comme grande puissance européenne potentielle; l'Union Soviétique et la Yougoslavie cessčrent d'exister.  En un laps de temps incroyablement court et par le biais d'un processus étonnamment pacifique, une série d'Etats situés entre l'Allemagne et la Russie recouvrčrent leur indépendance. Les questions non résolues sur les minorités et les intéręts nationaux en conflit refirent surface.  La dissolution de l'Alliance soviétique conduisit ŕ la réorientation de la politique étrangčre de ces pays vers l`Ouest.  La reconstruction des régimes démocratiques ŕ partir de 1989-90 changea radicalement l'équilibre politique et militaire européen.  Aujourd'hui, ces petits Etats ont pour objectif de devenir membres de l'Union européenne et de l'OTAN.

Ce démantčlement de l'Empire soviétique - rares sont ceux qui avaient pensé qu'il allait se dérouler sans guerre - a pour origine la perte progressive de contrôle de l'URSS sur ses satellites et avait commencé bien avant Gorbatchev.  L'Ouest ne peut nullement s'en attribuer le mérite, ni les élites au pouvoir dans les nouvelles démocraties.  Les principaux changements devinrent possibles seulement parce que l'URSS était incapable de s'opposer par la force ŕ la résurgence naturelle des forces démocratiques et la redécouverte de l'identité nationale en Europe centrale et du sud-est - contrairement ŕ ce qui s'était passé en 1956 (écrasement de la révolution hongroise), en 1968 (invasion de la Tchécoslovaquie par l'Union soviétique) et en 1981 (état de sičge en Pologne).  La politique étrangčre soviétique avait systématiquement essayé d'empęcher la formation d'un axe Varsovie-Prague-Budapest pro-occidental et réformiste et, pour cette raison, était intervenue avec force dans ces pays.  Cet ordre contre nature basé sur la force - la Pax Sovietica en Europe de l'Est- a cessé d'exister de nos jours et aujourd'hui, par le biais d'un processus négocié pacifiquement, les petits Etats, avec le consentement de la majorité des puissances européennes, doivent établir dans cette partie de l'Europe un nouvel ordre politique et territorial qui sera largement accepté par la communauté internationale.  Cette période de transition est singuličre au 20č sičcle.  En effet, c'est la premičre fois que les petits Etats situés entre l'Allemagne et la Russie pourraient, en principe, décider de leur sort sans l'interférence ou l'arbitrage d'une grande puissance.

L'ordre soviétique n'a pas fourni de solution durable et équitable aux problčmes des Etats d'Europe centrale et du sud-est de l'Europe, męme si le statu quo était tacitement accepté par l'Ouest.  Le fait reste que l'Union soviétique n'a pas pu harmoniser les intéręts nationaux de ses satellites et n'a réussi qu'ŕ geler les conflits entre ces nations.  Au début, l'objectif de l'Union soviétique était d'établir un cordon sanitaire ŕ revers contre l'Allemagne et, dans les petits Etats sous son emprise, de créer une sphčre d'influence exclusive avec des systčmes de type soviétique.  Entre 1943-1947, le processus de construction de l'Alliance soviétique se concentra sur les Etats slaves victorieux - la Tchécoslovaquie, la Pologne et la Yougoslavie.  Les Etats vaincus - la Roumanie, la Bulgarie et la Hongrie - furent intégrés dans ce projet entre 1947-1949.  En 1948, la Yougoslavie quitta l'alliance et en 1961, l'Albanie.  Les Soviétiques détruisirent systématiquement les identités des petites nations situées dans leur sphčre d'influence parce qu'il y régnait, selon eux, un "nationalisme bourgeois dangereux" et contrecarrčrent la volonté des élites ŕ faire partie de la "civilisation occidentale".  En 1947-1948, la politique de Staline et la construction de l'alliance occidentale scindčrent l'Europe en deux parties antagonistes du point de vue militaire, politique et idéologique : l'Est et l'Ouest.  La Guerre froide cultiva et renforça cette division Est/Ouest et divisa l'identité européenne.  Il n'y avait plus seulement une seule identité européenne mais deux : l'Europe occidentale et l'Europe dominée par l'Union soviétique.  Malgré les divergences de longue date et les définitions simplistes, jamais, dans l'histoire moderne, on n'avait vu d'antagonisme aussi profond dans l'identification des deux parties de l'Europe.  Par "Europe occidentale", nous entendons en général la Grande-Bretagne et la France, c'est-ŕ-dire les pays leaders dans le domaine culturel et économique en Europe de l'Ouest et pas ceux situés le plus ŕ l'Ouest (géographiquement), comme l'Islande, l'Irlande ou le Portugal.  Cependant, la division de l'Europe en différentes parties a des racines profondes dans l'histoire.

II. Les racines historiques de la division Est-Ouest

Il n'y a pas eu de distinction entre l'Est et l'Ouest de l'Europe pendant longtemps.  Cette dichotomie apparut au 19è siècle en Russie au cours du débat entre Occidentaux et Slavophiles.  Par la suite, de nombreux historiens adoptèrent un critère religieux et culturel pour justifier l'approche dualiste du passé de l'Europe.  Aprčs la Deuxičme Guerre mondiale, le terme " Europe de l'Est " devint synonyme de "bloc soviétique".  Cela impliquait également une reconnaissance de la séparation forcée de cette région de l'Europe.

Au Moyen Age, les Etats historiques, la Bohême, la Pologne et la Hongrie (Europe centrale et orientale) appartenaient à la civilisation occidentale.  La Chrétienté, et tout ce qu'elle représentait, venait de Rome.  Ainsi la marque dominante et durable fut l'empreinte occidentale.  Ces pays avaient été formés par tous les grands courants historiques qu'ils avaient vécus : la Renaissance, la Réforme, le Siècle des Lumières, et les révolutions française et industrielle.  Ils différaient complètement de l'Orient qui était incarnée par la Russie moscovite.  Ils se considéraient (et étaient considérés par d'autres) comme le rempart de la Chrétienté. Leurs frontières orientales marquaient les frontières de l'Europe.  Toutefois, ce serait une erreur de considérer celles-ci comme rigides et impénétrables.  L'Europe centrale et orientale était un carrefour culturel.   Les influences du monde byzantin y demeuraient cruciales.  En effet, elles (Indiquer clairement le sujet.  Incompréhensible autrement) avaient subi une orientalisation significative.

Les Tchčques, les Hongrois et les Polonais regardaient souvent vers l'Occident - en particulier l'Angleterre et la France - avec un mélange d'adoration et d'envie.  Tout ce qui était "européen", synonyme d'"Occidental", semblait digne de louange et d'imitation.  Mais ce sentiment d'infériorité devait ętre, et était souvent compensé par une glorification de l'histoire nationale et d'un sentiment d'ętre unique.  Ne se sentant pas appréciés ou se sentant ignorés, ils mirent en évidence leurs idéaux spirituels, qu'ils opposčrent ŕ l'Occident matérialiste et dégénéré.  Evidement, aux périodes différentes correspondent des réactions différentes mais les relations, qui comprenaient une composante amour-haine, ont presque toujours été ambiguës.

La Monarchie austro-hongroise différait sensiblement des Empires européens non occidentaux, de l'Est : la Russie tsariste et l'Empire ottoman.  Dans ce sens, l'Autriche-Hongrie fit partie de l'"Occident" entre 1867 et 1918, tout comme la Tchécoslovaquie démocratique, un "Etat de droit" hautement industrialisé pendant l'entre-deux-guerres mondiales (1918-1938). La Russie était clairement définie comme appartenant à l'Europe de l'Est : géographiquement (l'Oural), politiquement et historiquement.  Ayant copié au 18è siècle les modèles européens de l'époque, l'Etat russe continuait d'offrir à ses citoyens deux modèles différents auxquels ils pouvaient s'identifier.  Pendant le 19è siècle, l'Etat russe se considérait comme la vraie Europe dans un monde où le reste de l'Europe avait échoué le mieux dans sa propre tradition en tournant le dos aux valeurs passées des anciens régimes.  Au cours du 20è siècle, l'Etat russe s'estimait être la vraie Europe dans un monde où le reste de l'Europe avait tout raté en ne se tournant pas vers les valeurs futures du socialisme. Dostoïevski écrivit: "En Europe nous étions des marginaux, des Slaves, alors que nous irons en Asie comme des maîtres.  En Europe, nous étions des Asiatiques, tandis qu'en Asie, nous sommes aussi Européens.  Notre mission civilisatrice en Asie soudoiera notre esprit …." Ainsi, la "division historique Est/Ouest" sépara traditionnellement la Bohême, la Pologne, la Hongrie de la Russie - les Balkans ayant fait partie de l'Empire ottoman "asiatique" pendant des siècles.

III. L'identité européenne et la guerre froide.

Que signifie aujourd'hui le terme "identité européenne" ou "identités européennes"?  L'identité européenne est limitée dans le temps et dans l'espace.  C'est un terme lié à la démocratie et à la construction des institutions européennes (1948-1998). La confusion entre "l'Occident" et "l'Europe" devient possible parce qu'on a empêché l'Europe centrale et orientale de participer à la construction de l'identité européenne - l'Union européenne/CEE.  Le début de la Guerre froide, c'est-à-dire la division en deux de l'Allemagne/Europe, a créé et approfondi la division Est/Ouest, et a joué un rôle décisif dans le processus de l'identification européenne (occidentale).  Après le blocus de Berlin, l'Europe libre/occidentale et l'Europe sous domination soviétique/orientale ont consolidé cette division.  Le traité de Rome (1957) et l'élargissement progressif de la CEE de 6 à 15 membres ont solidifié l'identité européenne moderne dans les années 1960, 70 et 80.   Des théories furent élaborées et justifièrent la scission du point de vue de l'histoire et de la civilisation.  (Voir le livre de Henri Mendras: l'Europe des Européens - 1996, ou François Heisbourg, etc.). L'idée d' "Etre Européen" avait-elle une signification totalement différente dans les esprits des Européens de l'Est et de l'Ouest?  Le contrôle soviétique a-t-il mené à une nouvelle identification dans la partie orientale de l'Europe?

Le but de ce colloque n'est ni de savoir comment la Guerre froide a commencé ni comment elle a été gagnée.  Notre véritable objectif est de savoir quels sont les vestiges de cette période dans les mémoires vivantes des sociétés et quel fut l'intéręt des institutions occidentales et des élites de maintenir la division Est/Ouest?  Le rčglement de paix en Europe (une sorte de processus d'unification naturel de l'Europe) a-t-il été arręté et éclipsé par la Guerre froide?

 

Les Hongrois, les Polonais et les Tchèques voulaient désespérément rejoindre l'Ouest (1956 : la Hongrie et la Pologne, 1968 : la Tchécoslovaquie, 1980-1981 : Solidarnosc en Pologne, 1989 : la transformation démocratique de la partie orientale de l'Europe). Ces expériences pro-occidentales et démocratiques ne virent pas le jour à cause de la présence d'une force militaire étrangère : l'Armée rouge, et de  l'inactivité de l'Occident.  Les petites Nations essayèrent d'échapper à la domination  soviétique et de recouvrer leur indépendance, mais elles ne disposaient d'aucune marge de manœuvre pour "sortir du rang" dans cette Europe dominée par les Etats-Unis et l'URSS et divisée par la Guerre froide.  La renaissance de l'Autriche comme un Etat indépendant et neutre se transforma en un rêve qui ne put jamais devenir réalité pour les autres Etats de l'Europe centrale et orientale.  Le modèle autrichien n'était pas valable dans la partie oubliée de l'Europe.  L'attitude de l'Europe occidentale envers l'Europe orientale contribua à consolider l'Empire soviétique et le fait que l'Allemagne continuait d'être divisée rendit impossible la conclusion d'un traité de paix pour l'Allemagne et prolongea la Guerre froide.

Rétrospectivement, le rčglement de paix en Europe avait déjŕ scindé l'Europe en deux : on avait, d'un côté, les nations victorieuses et, de l'autre, les Etats vaincus.  La Guerre froide était venue chevaucher tout ceci avec une nouvelle division Est/Ouest entre les grandes puissances victorieuses. La construction de l'Europe commença ensuite ŕ partir de la grande puissance la plus faible, la France, et de la nation qui était la principale vaincue, l'Allemagne (de l'Ouest).  Les trois autres  grandes puissances (l'Union soviétique, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne) paralysées par la confrontation de la Guerre froide abdiqučrent en faveur de l'axe France - Allemagne (de l'Ouest). En 1947-1948, d'autres choix apparurent, mais la Grande-Bretagne ne voulait pas prendre la tęte de l'Europe.  Pendant l'année cruciale de 1947, un Bevin désespéré écrivit : la France "veut balkaniser l'Europe" et "faire remonter l'horloge ŕ l'époque de Napoléon".  Toutefois, la France, abandonnant rapidement son attitude punitive envers l'Allemagne, prit la tęte de l'Europe occidentale avec le plan Schuman (inspiré par Jean Monnet). Depuis le début, la construction des institutions européennes et le processus d'identification ouest-européen sont la conséquence du rčglement de paix inachevé en Europe.  La Guerre froide a non seulement créé la division artificielle Est/Ouest mais elle a aussi éclipsé le rčglement de paix qui est demeuré inachevé.  La présence de l'Armée rouge s'est prolongée dans la partie Est de l'Europe et a empęché la réunification de l'Europe, entravant et retardant considérablement ainsi l'élargissement actuel de l'Union Européenne.

IV. Les causes de la non réunification de l'Europe entre 1989-1999

Les deux divisions de l'Europe, héritées du règlement de paix inachevé et de la Guerre froide, disparurent en l'anno mirabilis : 1989.  Mettant fin ŕ un demi sičcle de processus de paix, les négociations sur le traité de paix pour l'Allemagne commencées en 1947, le traité de paix en Europe négocié en 1945-1947 et le rčglement final entre les deux Etats allemands et les quatre grandes puissances victorieuses mirent définitivement fin ŕ la Deuxičme Guerre mondiale en Europe (la seule question de la Deuxičme Guerre mondiale qui restait en suspens étant un traité de paix russo-japonais).  Non seulement les frontičres politiques des sept Etats (Italie, Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Finlande, Autriche, Allemagne) incluses dans le systčme de paix en Europe issu de la Deuxičme Guerre mondiale furent garanties par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Union Soviétique (ou le principal Etat successeur, la Russie), mais aussi, étant mutuellement reconnues dans les traités de paix de Paris, le traité d'Etat autrichien et le rčglement final sur l'Allemagne ("les traités conclus ou ŕ conclure"), les frontičres européennes devinrent pratiquement immuables. Aucune frontičre incluse dans le systčme ne peut ętre modifiée sans créer un précédent : par exemple, l'unification roumano-moldave fut impossible pour cette raison.  De plus, toute modification des frontičres de la Hongrie nécessite, d'une part, le consensus des trois grandes puissances (l'Union soviétique, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne) qui ont rédigé le traité de paix et, d'autre part, un accord pacifiquement négocié du ou des pays avoisinant(s) concerné(s) par une cession volontaire d'un territoire en faveur de la Hongrie.  Ce rčglement élimina les conflits armés pour des raisons territoriales ou autres en Europe centrale dans les années cruciales de la transformation.  Toutefois, on ne vint pas aussi facilement ŕ bout de l'autre conflit, la division Est/Ouest.  La premičre question que se posa l'Ouest et qui émergea du processus de transformation fulgurant et complčtement inattendu que vivait la partie orientale du continent européen fut un malentendu complet : qui a gagné la Guerre froide ?

Les points de départs divergent : les principaux perdants, les Russes refusčrent  de reconnaître leur défaite, symbolisée par la reconnaissance pour toute l'Allemagne du droit de devenir membre de l'OTAN;  les Etats-Unis et l'Allemagne, les principaux vainqueurs, (et peut-ętre historiquement, l'initiateur de la division de l'Allemagne, la Grande-Bretagne) considéraient les concessions unilatérales de l'Administration Gorbatchev comme la conséquence naturelle de la faiblesse de la Russie et la reconnaissance de sa défaite.  Les perceptions de l'Est et de l'Ouest sont tellement différentes et influencées par l'expérience personnelle qu'il n'existe pas de terrain commun pour analyser et juger l'histoire récente.  Au cours de 20č sičcle, les deux blocs n'ont partagé aucune expérience historique commune.

Le choc du rčglement final, la naissance d'une Allemagne unifiée et la transformation intervenue en Europe centrale et orientale sont ŕ l'origine de l'initiative française d'approfondir le processus d'intégration, de la formation de l'Union Européenne en 1993 et de la volonté d'introduire l'Euro en 1999.  Cette sorte de "fuite en avant" en réponse ŕ l'unification de l'Allemagne s'accompagna d'efforts de stabilisation en Europe centrale et orientale.  La conception et le type d'unification du Chancelier Kohl rassurčrent les partenaires européens : il confia l'unification aux forces de l'économie de marché sans établir de politique d'"unification" spéciale avec une série de lois.  L'Allemagne de l'Est fut simplement rattachée ŕ l'Allemagne de l'Ouest par une sorte d'"Anschluss" démocratique d'économie de marché.

Le fait que cette façon de penser typique de la Guerre froide continue d'exister dans les premičres années de la décennie 1990 est particuličrement frappante dans la perception des crises de succession qui se produisirent dans les Etats fédéraux multinationaux : l'Union soviétique, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie.  Lorsque les conflits éclatčrent, une généralisation étendue et hâtive se forma ŕ l'Occident dans l'esprit de la Guerre froide et simplifia et faussa la nature et la signification des événements qui eurent lieu dans la partie orientale de l'Europe.  Toute cette région était dépeinte dans les couleurs les plus sombres : on parlait de "conflits ethniques", d'imminence de guerres (par exemple en 1991-1994, l'éclatement d'une guerre entre la Roumanie et la Hongrie ŕ propos de la Transylvanie, annoncée possible ŕ tout moment, mais qui resta finalement dans le domaine de l'imaginaire). La diplomatie de l'Europe occidentale, principalement française, ne fit jamais de distinction entre, d'une part, la transition étonnamment douce et pacifique qui eut lieu en Europe centrale (Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie et Hongrie) incluse dans un systčme de paix européen et, d'autre part, la crise de succession violente en Union soviétique et dans "la petite version de l'Union soviétique" dans les Balkans, la Yougoslavie.

Dans le cas de l'explosion de la Yougoslavie, les perceptions de la Guerre froide éclipsèrent l'existence d'un règlement européen solidement élaboré.  L'explosion de la Yougoslavie et l'interprétation des agressions de la Serbie engendrèrent une vision profondément pessimiste de la nature de ces nations. Ces perceptions typiques de la Guerre froide sur le conflit en 1992-1993 conduisirent à la genèse du plan Balladur.  Le but principal de ce plan était de stabiliser les frontières existantes afin de prévenir l'explosion de nouveaux conflits de type yougoslave par une diplomatie préventive.  Le seul fruit de ces efforts diplomatiques fut la conclusion des traités de base entre la Hongrie et la Slovaquie en mars 1995, et entre la Hongrie et la Roumanie en automne 1996. La consolidation des frontières de la Hongrie fut un exercice inutile: ces frontières avaient déjà été reconnues, stabilisées et garanties dans les traités de paix de Paris de 1947. Toutefois, ces traités contribuèrent largement à rassurer la diplomatie française elle-même et ouvrit la voie à la résurgence de la protection des droits des minorités.

Dans le cas de la perception et de la compréhension des crises de succession, nous pouvons nous poser la question suivante : pourquoi cela s'est-il passé de la sorte?  Plus généralement, pourquoi les puissances d'Europe de l'Ouest ont-elles réagi tardivement, confondant deux régions politiquement et territorialement distinctes : l'Europe centrale et les Balkans? La CEE et l'OTAN sont restées inébranlables pendant la transformation (1989-1991) et les conflits entre les Etats successeurs d'Europe de l'Est ont donné une nouvelle mission ŕ l'Alliance atlantique.  Les institutions formées pendant la Guerre froide ont maintenu une certaine partie de leurs intéręts pour continuer la division Est/Ouest et ont développé au cours de ces dernières années une certaine dose de sentiment de "forteresse assiégée" contre l'idée d'un élargissement de l'Europe.

Ces visions inchangées de la Guerre froide se vérifient dans le cas de l'interprétation totalement erronée des conflits dans l'ex-Yougoslavie.  Chaque fois que des acteurs extérieurs ont essayé de s'impliquer dans les conflits, l'héritage de la Guerre froide a apparemment beaucoup influencé les actions.  L'essence de cet héritage se trouve non pas dans les thèmes de propagande spécifiques de 1991 mais apparaît plutôt dans un modèle général de perception qui peut être résumé en trois grands axiomes :

ˇ        Il ne peut y avoir que deux acteurs dans un conflit.

ˇ        Ces acteurs sont des Etats.

ˇ        Parmi ceux-ci, l'un est bon et l'autre est mauvais.

Ces perceptions sont complčtement trompeuses : dans pratiquement chaque situation du conflit yougoslave, les acteurs ont toujours été au moins trois et męme, on atteint ce nombre aprčs de grandes simplifications.  Les peuples, ou plus précisément les nations, ont été des acteurs, tout autant que les Etats, et -ŕ  quelques exceptions prčs - les actions de ces acteurs sont soit "mauvaises" ou "pires", plutôt que de "bonnes" ou "mauvaises", du moins quand c'est jugé par des rčgles morales générales plutôt que par des critčres de convenance politique. Isolée, quand une telle réalité complexe est confrontée aux axiomes de la Guerre froide, une chose sur deux semble se produire.  Ces axiomes peuvent " gagner ", ce qui débouche sur une image des conflits qui, une fois que nous avons la prémisse nous montrant ce que les acteurs extérieurs essaient de faire, dénature normalement la réalité, ŕ un point tel que leurs tentatives d'intervention font plus de tort que de bien.  L'autre alternative est que la réalité devient trop importante pour les axiomes.  Cependant, dans ce cas, les résultats sont non pas une meilleure compréhension des conflits, mais plutôt une sorte de capitulation intellectuelle et morale, exprimée par une préférence pour l'image d'une région peuplée par des lunatiques constamment ŕ couteaux tirés.  Le résultat fut le pacte de stabilité de Balladur - diplomatie préventive - afin d'empęcher des guerres et la modification des frontičres.  Apparemment, les conflits ont été "prévenus" dans les régions oů il n'y avait pas de volonté politique réelle de provoquer l'éclatement de conflits armés et changer les frontičres, tandis que dans l'ex-Yougoslavie oů de véritables forces politiques essayaient de dominer d'autres nations et de leur faire la guerre, seule l'intervention d'une puissance extra-continentale, les Etats-Unis, a réussi ŕ arręter les conflits. La caractérisation occidentale des nations balkaniques est partialement injuste : en fait, les droits historiques pour les revendications territoriales des nations occidentales civilisées et culturellement supérieures ont eu pour conséquence de renverser le vieil antagonisme existant entre la France, le Benelux et l'Allemagne en 1947 et la solution de l'Europe occidentale de réparation allemande a fait démarrer le processus d'intégration européenne.

Les accords de Dayton ont pacifié la Bosnie, mais la crise du Kosovo en cours (1998-1999) a prolongé dans la région l'image de petits Etats immatures, non- démocratiques et arriérés culturellement, économiquement et politiquement avec des explosions de sentiments nationalistes ataviques.

Les mérites des trois nations historiques (les Polonais, les Hongrois et les Tchčques (István Bibó), sont indéniables dans l'unification de l'Europe.  A trois moments historiques, en 1956, 1968 et 1980, ils ont prouvé au monde que le terme "Européen" (démocratique et libre) ne pouvait pas ętre limité ŕ l'Europe de l'Ouest, que l'identité européenne ne pouvait pas ętre limitée et exclusive et que la division Est/Ouest de la Guerre Froide n'avait pas créé d'identité "Est-Européenne" différente.  Ils ont réussi ŕ conjurer "la misčre des petits Etats".

L'approbation unanime de l'élargissement de l'OTAN (1997-1999), le référendum hongrois ŕ ce sujet (Novembre 1997), le commencement du processus de passage en revue de l'adoption de l'acquis communautaire et les négociations pour la premičre vague des futurs membres de l'Union européenne en 1998/1999 ont récemment commencé ŕ changer les vieux stéréotypes issus de la division Est/Ouest, mais qui reste conditionné (quel est le sujet de " reste conditionné ?  Si c'est la division, alors, mettre " reste conditionnée.  Si c'est " les vieux stéréotypes, mettre " restent conditionnés ") par le débat budgétaire et institutionnel sur la réforme des institutions et l'élargissement.  Outre l'intégration militaire et économique, rares sont les signes d'acceptation intellectuelle d'une nouvelle identité européenne entendue et interprétée dans le sens large qui pourrait mener ŕ une réelle réunification des deux parties de l'Europe et à un esprit de réconciliation entre les Européens.